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Birkenau, 21.01.2015

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Mercredi 21 janvier 2015. Nous partons pour Prague encore hantés par les images de la veille. La route passe à nouveau par Oświęcim. Nous avons décidé de profiter longuement de la capitale tchèque. Mais après quelques kilomètres seulement, l’évidence s’impose à nous. Impossible de quitter la Petite-Pologne sans être allés à Birkenau.

Nous voici à nouveau sur le deuxième parking, à Brzezinka. Un autre garde nous explique qu’on ne peut pas stationner. On n’accède au camp dit d’Auschwitz II que par le bus partant du mémorial d’Auschwitz I. Retour au parking à 8 zlotys. Le bus est un don de Volkswagen au mémorial. Toutes les nationalités y grimpent.

 

Le soleil timide du matin a disparu. Le gris s’installe. Les cérémonies de commémorations du 70ème anniversaire de la libération des camps auront lieu au pied de la Death gate. L’accès à celle-ci est fermé le temps des préparatifs et des travaux de réfection. La porte elle-même est masquée par une grande tente blanche comme la neige que l’on a vue en chemin mais qui n’est pas encore arrivée ici. L’on entre par un autre côté. Librement toujours, et cette fois sans ticket ni tourniquet.

 

Le plus grand camp de concentration et d’extermination du Troisième Reich. A perte de vue. De l’entrée, on ne voit pas les limites opposées du camp. 170 hectares. La logique destructrice d’Auschwitz I est ici industrialisée. Grande, immonde échelle. Les baraquements sont longs et bas, les barbelés plus lointains. Ils ne sont pas plus hauts qu’à Auschwitz I, mais l’espace qui les entoure les rend plus redoutables. Ici, encore moins d’endroit pour se cacher. Les yeux des miradors voient plus loin. Les arbres sont nus. Les cibles impossibles à rater.

Certains bâtiments sont en ruines, d’autres soutenus par des étais. Entre les bâtiments, les fossés canalisent les flux de circulation. Le défilé des visiteurs qu’on aperçoit au loin évoque d’autres marches en groupes. Nous sommes là de notre plein gré. Nous avançons à la cadence qui nous plaît. Et nos anoraks sont dépareillés.

 

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Le camp est divisé en plusieurs secteurs. Au milieu, les rails. Le système d’aiguillage. Le sort que l’on sait à ceux qui descendaient vivants des wagons passés sous la porte de la mort. Toujours la même alternative, mourir maintenant ou plus tard.

Etre là, c’est prendre la mesure. Voir ce qui a été vu. Sans les cris, sans la peur. Sans toutes les douleurs du monde. Avec autre chose au ventre. La conscience. Le même champ de vision.

La condition du pire est sa seule possibilité. Le système d’aiguillage ne décide pas seulement d’où va le train.

Bois, fer, cailloux. Il reste un wagon. Une rose rouge coincée entre le fer et le bois. Comme d’autres roses rouges, disséminées dans le camp. Accrochées aux grilles.

Nous sommes seuls. Un chat traverse les voies. Un homme en noir s’approche. Il porte une casquette de chef de gare. C’est un policier polonais qui patrouille.

On ne voit toujours pas le bout du camp.

 

Après les rails, là où les routes s’arrêtent, un mémorial. « Que ce lieu où les nazis ont assassiné un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants, en majorité des Juifs de divers pays d’Europe, soit à jamais un cri de désespoir et un avertissement. » Dans toutes les langues. Sur les mâts, pas de drapeaux. De part et d’autre du mémorial, les ruines de deux crématoriums souterrains. Les bourreaux ont voulu effacer les traces, ils n’en ont pas eu le temps. Prendre la mesure, encore. 2 000 êtres à la fois. Les marches qui descendent en enfer sont intactes.

 

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« Aller voir » jusqu’à la prochaine grille. De l’autre côté, c’est la forêt. La forêt, mais pas la fin du camp. On se prend à penser que la balade pourrait être belle au printemps, lorsqu’il y a des feuilles sur les arbres et moins d’humidité dans la terre. Une Polonaise en anorak vert passe devant nous à bicyclette, foulard noué sur la tête, provisions sur le porte-bagages. Ce chemin est sans doute le plus court entre son point de départ et sa destination. Les premières maisons habitées sont juste là, à l’orée du bois.

Les bâtiments du camp ont perdu leurs angles. Les rectangles ont laissé place à des ronds. Ronds creusés comme des piscines, ronds dressés comme de larges cheminées. Nous sommes seuls, toujours. Nous ne comprenons pas. Un panneau explique une fonction que nous ne savons pas traduire. Nous cherchons dans le dictionnaire.

Station d’épuration.

Station d’épuration.

On ne voit toujours pas le bout du camp.

 

Des biches gambadent au loin. Sans les hommes, la faune a repris ses droits. Elle vit sa vie. « Aller voir » jusqu’à la grille d’après. De l’autre côté, la terre est dénudée. Encore des bâtiments de briques, encore des grilles, encore des barbelés, encore des miradors, encore des fossés, encore des plaques pour se souvenir. Encore une rose rouge. La reproduction à l’infini donne le vertige. Encore des étendues désolées. Désolées. Depuis combien d’heures sommes-nous là ? Combien de kilomètres avons-nous déjà parcouru ?

On ne voit toujours pas le bout du camp.

On ne voit toujours pas le bout du camp.

On ne voit toujours pas le bout du camp.

 

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Il faut pourtant bien faire demi-tour.

Parfois, une bougie rouge allumée entre les ruines. La flamme du souvenir là où les vies ont brûlé. Certains baraquements sont ouverts. On croit les connaître, ces couches entassées les unes sur les autres. Les photographies, les vidéos, les reconstitutions nous les ont dites si souvent. Elles sont dans nos livres d’histoire, ces couches. Nous avons grandi avec leur idée.

Mais prendre la mesure ne se peut que devant, à côté, quand on voit à la fois la couche, l’échelle, les poutres, les briques, la lumière, l’extérieur par la fenêtre, la nuit qui tombe alors même qu’il n’a pas réellement fait jour. C’est peut-être cela, « aller voir ». Prendre la mesure avec son corps d’homme, de femme, sa corpulence et sa hauteur d’yeux.

 

Les biches ont disparu dans la forêt. Sur les vastes étendues herbeuses proches de l’entrée, les taupes ont ponctué le vert de mottes brunes. Pour ressortir, il faut passer devant le baraquement de bois où femmes enceintes et nourrissons étaient tués par injection de phénol.

 

Dire qu’il y a, dans ce monde dont nous sommes, des négationnistes.

 

Il fera bientôt nuit. En 2015, pour célébrer la vie et transmettre l’humanisme, on peut toujours faire des enfants.

 

 Photos (c) Sophie Adriansen

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Hélène Berr, Joseph Bialot, Charlotte Delbo, Anne Frank, Margot Frank, Edith Frank, Otto Frank, Henri Krasucki, Primo Levi, Irène Nemirovsky, Wladek Spiegelman, Charlotte Salomon, Simone Veil, Elie Wiesel. Les parents d’Hélène. Les autres. Les matricules sans visage. Tous, jusqu’au dernier.

Invisibles cailloux déposés.

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Lire aussi : Auschwitz, 20.1.2015

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« Je vous en supplie faites quelque chose apprenez un pas une danse quelque chose qui vous justifie qui vous donne le droit d’être habillés de votre peau de votre poil apprenez à marcher et à rire parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre vie. »

Charlotte Delbo


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